Passion et imaginaire : pourquoi tombe-t-on amoureux?
Katia Fournier
« Est atopos l’autre que j’aime et qui me fascine. Je ne puis le classer, puisqu’il est précisément l’Unique, l’Image singulière qui est venue miraculeusement répondre à la spécialité de mon désir. C’est la figure de ma vérité. »
Barthes, Fragments d’un discours amoureux
Dans sa définition la plus restreinte, la passion amoureuse se résume à la souffrance d’être épris1. Pour l’observateur clinique, elle s’apparente à un syndrome dont les signes sont une hypertrophie affective (exaltation, euphorie, extase) mêlée de déréalisation (sentiment d’absence, d’étrangeté du quotidien, rétrécissement du réel) et d’une altération du jugement à l’égard de l’objet aimé (surestimation et idéalisation) momentanément élu comme source et centre de toute satisfaction. Source d’espoir et moteur de transformation, la passion amoureuse est également génératrice d’angoisse dans la mesure où l’amoureux doute de la réciprocité de son sentiment et appréhende le rejet de la part de l’être aimé (Crépault et Trempe, 1981). Plus profondément, la poussée libidinale qui traverse l’amoureux est parfois d’une intensité telle qu’elle avive les craintes de débordement et d’anéantissement, menace l’intégrité du moi (David, 1971; et Lauru, 2001). Paradoxalement, la dissipation de l’angoisse fragilise la passion amoureuse qui a besoin d’obstacles et de distance (Crépault, 1997), voire d’interdit et d’inaccessible (de Rougemont, 1961; 1972) pour se maintenir. Au plan expérientiel, la passion amoureuse n’a rien de banal. Le sujet amoureux éprouve le sentiment véritable de trouver ce qu’il cherche depuis toujours et peut en être profondément bouleversé : il est touché par le sentiment de vibrer au même diapason qu’une autre personne, troublé d’accéder à quelque chose de plus grand que lui. C’est Barthes (1977) qui, à mon sens, a le plus merveilleusement cartographié l’ensemble des signes et symptômes de l’état amoureux, montrant à la fois son indicibilité et la possibilité de le saisir que par figures.
Les écrits psychanalytiques convergent vers l’idée que la passion amoureuse trouve ses origines dans la séparation – séparation originelle d’avec la mère ou division de nature intrapsychique entre le moi et l’idéal du moi – et qu’elle a notamment pour fonction de colmater cette séparation. Mais pourquoi tombe-t-on amoureux à un moment précis et non à un autre? Le texte de Crépault et Trempe (1981) présente une synthèse étoffée des conditions d’émergence de la passion amoureuse. Celle-ci surviendrait en réaction à une forme ou une autre de blessure narcissique (rejet, atteinte à l’estime de soi, perte de valeur) ainsi qu’aux sentiments pouvant découler d’une telle blessure (incompétence, inaptitude, déplaisir, solitude).
Plus spécifiquement, il apparaît que l’on tombe amoureux parce que l’on entrevoit la possibilité de réparer, inconsciemment bien sûr, une blessure propre à son histoire personnelle. Une situation a fragilisé le sujet et réveillé ses vulnérabilités et ses blessures. Il y a l’expérience d’un déséquilibre créant une ouverture au ravissement amoureux et à la reviviscence des fantasmes les plus profonds. Dès lors, la personne rencontrée « par hasard » (l’ironie du coup de foudre est de faire croire qu’il y a bel et bien hasard!) canalise tous les désirs et représentations inconscients aptes à réparer ces blessures et à actualiser ces fantasmes. À travers des vignettes extraites des histoires de Philippe, Louis et Marguerite, nous verrons que l’état amoureux fait écho à des blessures survenues dans le développement (sexuel et non sexuel) ainsi qu’à des fantasmes s’étant développés concomitamment. Nous verrons également comment le pouvoir réparateur de l’état amoureux se combine à celui de l’imaginaire érotique pour créer une force synergique permettant de ratifier la victoire sur cette blessure surgissant du passé.
Le cœur prend feu
Philippe et Louis sont deux hommes d’affaires dans la trentaine. Le premier est en couple avec une femme depuis 10 ans et a 4 enfants. Le second est en couple avec un homme de 47 ans depuis trois ans. Tous les deux décrivent leur relation comme équilibrée et empreinte de maturité, d’amour et de bonne communication. Marguerite est une professionnelle de 32 ans. Elle est célibataire et n’a pas d’enfant.
À 29 ans, Philippe s’est épris de passion pour Catherine, 16 ans, une jeune femme qui travaille pour lui durant la saison estivale. Il vit la même fougue amoureuse à chaque été depuis 4 ans et veut comprendre pourquoi son attirance pour elle est si forte. Il a envie de vivre l’intensité amoureuse que l’on éprouve à 20 ans et sent qu’il reste accroché à la jeunesse qu’il n’a pas eue.
Louis s’est mis à éprouver des sentiments amoureux et une forte attirance sexuelle pour Simon, 30 ans, l’un de ses employés. Ses désirs le perturbent et il souhaite utiliser le trouble qu’il vit pour se comprendre. Il est particulièrement troublé par ce qu’il nomme son obsession à fixer du regard le sexe de Simon. Il sait rationnellement qu’il ne pourrait être heureux en couple avec lui, celui-ci étant trop immature. À l’intérieur du trouble qu’il vit, il a l’impression d’être bloqué à 15 ans.
Marguerite est tombée amoureuse d’André, un homme qu’elle perçoit rapidement comme un don juan. Au plan sexuel, elle est très attirée par ce qu’elle nomme l’androgynie d’André : un mélange de virilité et de féminité qui la fait « craquer ». Contrairement à Philippe et Louis, ce qui la perturbe est non pas la possibilité de détruire une relation conjugale en cours, de mettre en péril une entreprise ou une famille, mais la crainte de « tomber dans un gouffre ».
Les associations des deux hommes concernant leur trouble amoureux les ramènent à une blessure d’adolescent. Philippe se rappelle à quel point il a été marqué à 18 ans lorsque sa copine de l’époque le quitte parce qu’elle le trouve trop rangé et qu’il n’arrive pas à la faire jouir (il éjacule rapidement). Il se souvient avoir été très déprimé et avoir mis 5 années en s’en remettre, période durant laquelle il refuse de rencontrer des filles parce qu’il a perdu « sa confiance masculine et sexuelle ». Le souvenir qui revient à Louis le ramène à ses 15 ans alors que, dans les vestiaires de gym à l’école secondaire, il éprouve le désir puissant de « baiser ces gars qui parlent de baiser leur blonde ». Il fixe avec obsession leur pénis, ne pouvant diriger son regard ailleurs qu’au prix de grands efforts. Il se remémorera avoir eu la même obsession à fixer le pénis de Paul, son ami à l’adolescence. Les gars des vestiaires sont décrits comme masculins aux cheveux longs, les mêmes traits que Simon, l’employé de qui il est amoureux. Louis est blessé que ces gars qu’il désire tant le traitent de « tapette » et de « fif ». Cette blessure de rejet est encore très douloureuse pour lui. Dans son évolution, Louis développera une attirance pour des hommes plutôt masculins avec des composantes féminines fort développées (sensibles, délicats, raffinés et enclins à l’intériorité), féminité qui lui « ouvre la porte » dira-t-il, le protégeant contre le rejet. Ce mélange de masculinité et de féminité caractérise son conjoint actuel de même que Simon. Chez Marguerite, la blessure adolescente est une peine d’amour à 16 ans qui l’a conduite à une tentative de suicide. La souffrance qu’elle ne peut supporter alors est double : être abandonnée et constater qu’on lui préfère quelqu’un d’autre.
Durant la période précédant l’énamoration, un ensemble d’événements concourent à les fragiliser et à raviver les blessures anciennes. Philippe souffre du retrait affectif et physique de sa conjointe qui vit des complications liées à sa grossesse. De plus, il est confronté à la mort de près alors que trois décès successifs, dont deux jeunes de son âge, surviennent dans son entourage. Il dit éprouver un sentiment d’urgence de vivre, passer à travers une crise de trentaine où il veut faire des folies, lui qui fut un enfant puis un adolescent rangé et responsable. Il constatera après coup que la blessure de sa rupture à 18 ans est rouverte: il n’a pas réussi sa jeunesse au plan sexuel. Chez Louis, la période précédant l’énamoration est marquée par des chamboulements au niveau professionnel (il est trahi par un associé) ainsi que par des problèmes de santé qui portent atteinte à son pouvoir de séduction (perte de cheveux, texture de la peau affectée), rouvrant sa blessure de rejet. De plus, il dit souffrir que son conjoint ne soit pas présent à ce qu’il vit. Marguerite, deux ans après une rupture amoureuse qu’elle qualifie « d’épreuve de sa vie », entre dans une période de renouveau (nouveau milieu de vie, nouveau travail) qui ravive ses plus grands désirs comme ses plus grandes angoisses. Elle fantasme de « rencontrer l’amour de sa vie » qui voudra avoir des enfants avec elle, parle de son besoin de se sentir désirée tout en touchant à ses peurs les plus profondes : être abandonnée, anéantie, humiliée à nouveau si l’homme qu’elle aime lui préfère quelqu’un d’autre. Elle élabore sur des fantasmes omnipotents où elle contrôle le monde, arrête le temps et les catastrophes pour ne plus entrevoir de souffrance. Elle se sent seule et parle de son besoin « d’absolu ».
Par ailleurs, comme d’autres l’ont aussi observé (Barthes, 1977; David, 1971), le moment initial de l’énamoration, souvent reconstitué après coup, concerne un tout petit détail2. Plusieurs mois avant leur rencontre, Louis a entendu la voix de Simon au téléphone et s’est dit : « je suis dans le trouble si cet homme vient travailler pour moi », insinuant déjà son trouble amoureux. De cette voix il aimait particulièrement l’intonation enveloppante et les longs silences. Chez Marguerite, le moment initial fut un regard séducteur mêlé à une remarque anodine : il réfère au fait qu’il aime les enfants. Elle dira plus tard qu’elle eut alors l’impression d’accéder à son secret : sous ce séducteur indéfectible se cachait un homme désirant une relation stable et des enfants.
Passion amoureuse et imaginaire érotique se combinent pour réparer
Les éléments de la blessure adolescente de même ceux de la situation amoureuse actuelle peuvent être repérés dans le fantasme central. Le scénario masturbatoire de Philippe est le suivant : il fait l’amour avec une très belle fille âgée entre 16 et 20 ans. Cette fille le désire et il arrive à lui donner beaucoup de plaisir. Il éjacule une grande quantité de sperme sur ses seins ou sur ses fesses, ce qu’il associe à des sentiments de puissance et de domination. Le fait de poser cette fille comme fragile et inexpérimentée est un élément important car, s’il s’estime apte à faire jouir une femme dans le réel, il est encore plus puissant dans le fantasme où il parvient à donner du plaisir à une fille qui n’en a pas facilement. Le défi s’en trouve amplifié, tout comme le sentiment de victoire sur l’échec vécu avec sa copine de 18 ans, « une jeune fille très belle et inexpérimentée », caractéristiques qui renvoient et à la jeune fille du fantasme, et à sa jeune amoureuse (Catherine). Pour sa part, Louis se masturbe en imaginant un scénario où il passe du temps avec un homme de qui il est proche mais qui ne lui est pas tout à fait accessible (Simon parce qu’il est son employé ou Paul, son premier amour, un ami hétérosexuel). Cet homme lui jette un regard complice et lui sourit, ce qui donne à Louis la permission tacite de le déshabiller. Il s’imagine le sucer et il jouit de sentir que l’autre a beaucoup de plaisir. Il obtient ainsi une double victoire : accéder au pénis tant désiré et colmater la blessure de rejet puisqu’il réussit à amener l’homme inaccessible dans son univers à lui (ses désirs homosexuels). Louis associera son obsession à fixer les pénis à un besoin de s’approprier de la virilité. Le fantasme masturbatoire de Marguerite est d’être pénétrée par un homme qui est fou d’elle et qui la désire plus que tout. L’homme correspond toujours à celui de qui elle est amoureuse. Il la prend de façon très virile et lui fait également sentir qu’il prend soin d’elle. Elle se sent remplie, comblée; le désir de l’homme est si fort qu’il ne pourra jamais l’abandonner pour une autre. Elle aime par ailleurs être prise virilement par un homme avec des composantes féminines (ex. dans sa gestuelle et sa sensibilité) car ainsi, elle a l’impression d’accéder à son secret : sous des apparences plutôt androgynes se cache un homme très masculin. Elle constatera que cela fait écho à son secret à elle, sa profonde féminité tapie sous une androgynie de surface. Elle dira : « c’est comme si on ne peut pas s’abandonner si on a le même secret, les mêmes peurs ».
Ainsi, fantasme sexuel et état amoureux se combinent pour donner l’illusion que la blessure est réparée : l’impuissance phallique chez Philippe, le rejet chez Louis, l’abandon et la trahison chez Marguerite. Bien entendu, la forte synergie entre le fantasme érotique et la passion amoureuse s’effritera à mesure que la personne aimée s’insérera dans la réalité du sujet (Crépault, 1997). Dans l’éclosion de la passion amoureuse, celle-ci semble fournir un canal permettant à Éros de s’exprimer avec d’autant plus de vigueur et de liberté qu’il se vit majoritairement dans l’imaginaire; qu’il est peu altéré par le réel3. Si la fonction réparatrice constitue un versant défensif de l’état amoureux, un versant constructif peut être la possibilité qu’il offre pour consolider la masculinité et la féminité. Cela semble plus évident chez Philippe qui trouve dans sa passion pour Catherine un lieu pour exprimer davantage d’agressivité phallique et chez Marguerite qui renforce sa désirabilité en étant réceptive au regard très désirant d’André.
Dialectique blessure-fantasme I
Passion amoureuse et fantasme érotique appartiennent pour une large part à ce champ psychique qu’est l’imaginaire et à ce compte, sont essentiellement voués au leurre, si l’on se réfère à l’acceptation lacanienne de l’imaginaire (Laplanche et Pontalis, 1967). Leurre fondamental dira Lauru (2001), puisque toute relation amoureuse est une tentative vaine de trouver sa complétude dans l’autre. Aussi leurrants puissent-ils être, ces états (amoureux et érotique) assurent des fonctions réparatrices certainement essentielles à l’équilibre psychique du sujet.
La figure 1 illustre la dialectique blessure-fantasme mise en jeu dans l’énamoration. Dans l’histoire du sujet, la blessure et les fantasmes de l’adolescence semblent constituer la seconde couche prédisposant à l’énamoration, la couche de surface étant la situation de vie actuelle ayant momentanément fragilisé la personne et éveillé cette blessure. À son tour, cette fragilité adolescente repose sur une couche plus profonde, soit un trauma infantile constituant le terreau fragilisant sur lequel s’est poursuivi le développement de la personnalité, de la genralité et de la sexualité. En admettant que la couche primaire prédisposant à toute énamoration soit la séparation originelle arguée plus haut, ce terreau fragilisant constituerait le point de départ de la trajectoire singulière que prendra l’histoire amoureuse et sexuelle du sujet4. En parallèle à chacune des couches se développent des fantasmes permettant de panser la blessure correspondante. Ces fantasmes sont d’abord constitués d’impressions et de fragments puis leurs contenus s’élaborent davantage au fil du temps.
Figure 1 Dialectique blessure / fantasme mise en jeu dans l’énamoration
Un terreau fragilisant
En analysant la fonction réparatrice de son fantasme central et en associant celui-ci à un fantasme de retourner à sa copine de 18 ans pour lui montrer qu’il est maintenant « bon » sexuellement, Philippe accède à son plus vieux souvenir. Âgé d’environ 5 ans, il se rappelle une impression d’avoir déçu son père en refusant d’obtempérer à sa demande d’aller dans les bras de son grand-père hospitalisé. Il s’est alors juré qu’il ne décevrait plus jamais son père et compris plus tard qu’il misa toute sa vie à être parfait, toujours à la hauteur des exigences paternelles. Il comprit aussi que sa réaction à l’échec vécu à 18 ans était à la (dé)mesure de ces exigences introjectées. Les points marquants de son développement amoureux, genral et sexuel sont en continuité avec les germes de son fantasme de perfection et de puissance. Enfant et adolescent, ses parents le préfèrent à sa sœur délinquante justement parce qu’il est bon et raisonnable. À 10 ans, son désir de perfection et de puissance se traduit par un fantasme homosexuel : il est amoureux de son ami qu’il appelle son « idole » parce qu’il est bon dans les sports et qu’il attire les filles. Ce qui l’attire est la puissance et la virilité de ce garçon. À 12 ans, cela se transpose dans l’admiration qu’il porte à son cousin plus âgé qui constitue son modèle de masculinité et de sexualité. À travers lui, il apprend que lorsque l’on rencontre « LA fille », « l’Unique », on la fait jouir et on jouit en même temps qu’elle. C’est là que débutent ses fantasmes masturbatoires dans lesquels il est le mâle puissant qui fait jouir une belle grande fille par cunnilingus ou pénétration. Cette construction fantasmatique s’est progressivement édifiée sur le socle « je ne décevra plus mon père, je serai un mâle parfait » puis s’est abruptement écroulée à sa première expérience amoureuse et sexuelle à 18 ans. En effet, persuadé d’avoir rencontré « l’Unique », il est tout aussi persuadé qu’il la fera jouir et qu’ils obtiendront des orgasmes simultanés, tels que le lui a enseigné son cousin, le modèle masculin idolâtré.
Le terreau fragilisant de Louis semble constitué d’une blessure subie vers 6 ans dans les classes de gym. Il se rappelle avec douleur qu’il était le dernier à être choisi sur le banc lors de la formation d’équipes sportives parce qu’il n’était pas bon au ballon. Il a vécu ces expériences comme des rejets et des humiliations. Un autre souvenir qui semble l’avoir fragilisé concerne les querelles de ses parents n’arrivant pas à s’entendre au sujet de son éducation. Il est témoin de l’attitude ferme et catégorique du père et se sent confus parce qu’il s’identifie à la version de sa mère. Ce ne sont pas les mots mais le ton de voix du père qui le traumatise. Peut-être cela n’est-il pas étranger au fait qu’il ait trouvé un apaisement dans la voix douce et enveloppante de Simon. Il dit par ailleurs avoir souffert de ne pas se sentir aimé par son père et lui en veut encore.
Chez Marguerite, le terreau fragilisant qu’elle a pu reconstituer remonte à la naissance de son frère lorsqu’elle est âgée de 18 mois. Elle a vécu le départ de ses parents pour l’hôpital (pour l’accouchement) comme un abandon et l’arrivée de son frère comme un détrônement. Durant leur enfance, elle se souvient avoir été sadique avec lui, « peut-être parce que profondément, je n’ai jamais accepté qu’il ait pris ma place, qu’il m’ait fait descendre de ce trône où j’étais la seule à recevoir tout l’amour de mes parents », dira-t-elle. À la période pré-adolescente, elle fantasme qu’elle est l’élue du plus beau gars de l’école. Durant l’adolescence, dans son imaginaire, elle est aimée et choisie par des vedettes (chanteurs de groupes rock à l’allure androgyne) ou des personnages mystérieux dont elle s’imagine que toutes les filles rêvent. En parallèle dans le réel, elle vit une relation amoureuse durant plus de 4 ans qui se solde par un abandon et une tentative de suicide. Jusqu’à 24 ans, elle s’énamourera d’hommes plutôt soumis qui l’adulent mais envers qui ses sentiments demeurent superficiels, pour glisser ensuite vers de l’indifférence et du mépris. Peu investie, elle comprendra que c’était sa façon de ne plus souffrir à cause d’un homme. Par la suite, elle apprendra à s’investir davantage malgré la crainte d’abandon, mais en continuant de choisir des hommes très désirants. En choisissant André, un séducteur, elle se donnait l’illusion de victoire sur les abandons passés : en lui déclarant son amour, André la choisit parmi les autres, lui qui séduit tant de femmes. N’est-ce pas une grande victoire que d’avoir l’impression d’être celle qui met un terme à la course effrénée (de femme en femme) de Don Juan? Car s’il l’a vraiment séduite, une femme accepte le risque de « devenir malheureuse pour avoir été une fois heureuse avec Don Juan » écrit de Rougemont (1961, p. 126), citant Kierkegaard. Voilà une partie du gouffre pressenti par Marguerite.
Ainsi, chez Philippe, le terreau motivant ses fantasmes et prédisposant à l’énamoration est « ne plus décevoir; être à la hauteur ». Chez Louis, c’est « ne plus être rejeté ». Chez Marguerite, c’est « ne plus être abandonnée, ne plus être trahie ».
Dialectique blessure-fantasme II
Il est intéressant de souligner que la dialectique blessure-fantasme en jeu dans l’énamoration et dans l’érotisation semble procéder de la même mécanique que la dialectique douleur-idéal étudiée par Lacroix et celle du deuil-amour analysée par David. À une échelle socio-historique, Lacroix (2007) s’est penché sur les idéaux individuels et collectifs pour montrer qu’ils se fondent sur nos douleurs, se nourrissent de nos frustrations, qu’ils colmatent nos plaies intimes et constituent l’antidote aux maux du monde. À l’échelle psychique, David (1971) montre que l’idéalisation intervient autant dans le deuil que dans l’état amoureux, mais dans un rapport d’opposition : ce qui est perdu dans le deuil est retrouvé dans l’amour. L’amour permet ainsi la restauration de l’objet perdu, que celui-ci soit réel ou imaginaire. L’amour assure donc une fonction essentielle dans l’équilibre psychique du sujet.
Ainsi le prototype idéal recherché, qu’il s’agisse d’une organisation sociopolitique (mouvement collectif) ou d’un objet d’amour (mouvement individuel), est formé à partir des douleurs subies qui trouvent leur réparation dans cet idéal. Dans le territoire de la psyché, la fonction réparatrice opère d’autant plus efficacement qu’elle survient dans des états modifiés de conscience que sont l’érotisation et l’énamoration. Ces dialectiques blessure-fantasme, douleur-idéal, deuil-amour expliqueraient en partie pourquoi Éros, tout comme la passion amoureuse, sont stimulés davantage par les conflits, les angoisses et les crises, que par le confort et l’harmonie.
Extase et ironie
L’état amoureux survient donc dans une situation actuelle de souffrance qui éveille des souffrances plus profondes. Dans l’énamoration et particulièrement dans le coup de foudre, cet ensemble complexe de représentations et d’affects trouve une solution instantanée, dans un détail. C’est l’extase au sens où Kundera (1993) l’entend : identification absolue à l’instant présent. Seule l’extase, comme l’éclair, permet de canaliser instantanément et sans équivoque les représentations éprouvées comme la-fin-des-souffrances-et-le-début-du-salut-éternel. C’est comme si le détail extatique permettait le télescopage de toute l’histoire du sujet au temps présent. Passé et avenir sont oubliés : « qu’importent l’entreprise, la famille, les projets engagés, la paix intérieure! » pourraient dire Philippe, Louis et Marguerite, « que cela vaut-il comparé à ces instants d’extase »? Vu sous cet angle, l’état amoureux a quelque chose de faustien. Ersatz d’éternité, ces instants d’extase sont finalement condamnés à la répétition, ironie de la passion amoureuse qui semble toujours se vivre pour la première fois. Ainsi l’écrivait Barthes :
« [L’être que j’aime est atopos, unique, singulier]. Cependant, j’ai aimé ou j’aimerai plusieurs fois dans ma vie. C’est donc que mon désir, tout spécial qu’il soit, s’accroche à un type? Mon désir est donc classable? Y a-t-il, entre tous les êtres que j’ai aimés, un trait commun, un seul, si ténu soit-il (un nez, une peau, un air), qui me permette de dire : voilà mon type! […] En quel coin du corps adverse dois-je lire ma vérité? » (p. 43).
C’est à cette « vérité » que s’adresse le sexoanalyste voulant décoder la dynamique amoureuse et érotique de son patient, fouillant avec lui son histoire pour y déceler les blessures qui l’ont marqué, les fantasmes qu’il a façonnés, les détails qui ont éveillé sa passion et son excitation, ceux le conduisant à basculer dans l’extase de l’amour comme dans celle de l’orgasme.
Conclusion
La passion amoureuse permet de réparer par là même où le sujet a été blessé. Philippe a été blessé dans sa puissance sexuelle et s’énamoure d’une fille pareille à celle qui l’a attaqué dans sa masculinité. Louis tombe amoureux d’un homme aux caractéristiques similaires à ceux qui l’ont rejeté. Marguerite a souffert d’être abandonnée et trahie et tombe amoureuse de celui qui abandonne les femmes et les trahit.
La fonction réparatrice de l’état amoureux est aisément démontrable mais ne rend pas compte à elle seule du phénomène complexe de l’énamoration, qui dépassera toujours l’analyse qu’on en fera. On tombe amoureux pour réparer certes, mais on ne doit pas perdre de vue que la fonction d’aimer est vitale et que tomber amoureux permet de contacter nos sentiments les plus élevés : capacité d’aimer, engagement, envie de connaître profondément une autre personne, bonté, pardon, générosité. Manifestement ces qualités sont hypertrophiées dans l’état amoureux, ne serait-ce que parce qu’elles comportent un aspect défensif marqué. Mais en y touchant, le sujet touche également à sa volonté de s’élever, de se dépasser et à ce compte, la passion amoureuse est sans doute à inclure dans les expériences sommet qui permettent à l’être de changer, d’évoluer. Bien entendu, ce n’est lorsque l’euphorie de la passion amoureuse s’estompe pour laisser place à des sentiments plus profonds et nuancés que le sujet peut véritablement évaluer s’il a maturé et s’il est prêt à aimer.
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Notes
- La racine latine de passion, passio, signifie « souffrance » tandis que le mot amoureux signifie « qui éprouve de l’amour, qui aime » et renvoie à « épris » qui à son tour renvoie à « animé, possédé, pris de passion pour quelque chose » (Rey-Debove et Rey, 2003).
- De la même façon, les travaux de Crépault montrent que l’excitation sexuelle est activée par un tout petit détail à l’intérieur d’une construction fantasmatique (voir entre autres Crépault et Samson, 1999).
- Voir à ce sujet les réflexions de Crépault (2001) dans un texte intitulé Éros en sexoanalyse.
- Bien entendu, un trauma donne lieu à de multiples ramifications dans le développement psychique. Nous ne conservons que ce qui est en lien avec notre propos.
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Références
Barthes, R. 1977. Fragments d’un discours amoureux. Seuil.
Crépault, C. et J.-P. Trempe. 1981. « La passion amoureuse ». In Sexologie contemporaine, sous la dir. de C. Crépault, J.J. Lévy et H. Gratton, p. 405-418. Presses de l’Université du Québec.
Crépault, C. 1997. La sexoanalyse : à la recherche de l’inconscient sexuel. Payot.
Crépault, C. et C. Samson. 1999. « Fantasmes et rêves sexuels ». In Imaginaire et sexoanalyse : explorations de l’inconscient sexuel, sous la dir. de C. Crépault et H. Côté, p. 127-142. Éditions I.R.I.S.
Crépault, C. 2001. « Éros en sexoanalyse ». In Éros au féminin, Éros au masculin : nouvelles explorations en sexoanalyse, sous la dir. de C. Crépault et G. Lévesque, p. 13-23. Presses de l’Université du Québec.
David, C. 1971. L’état amoureux: essais psychanalytiques. Payot, 2002.
Kundera, M. 1993. Les testaments trahis : essai. coll. « Folio », Gallimard.
Lacroix, M. 2007. Avoir un idéal, est-ce bien raisonnable? Flammarion.
Laplanche, J. et J.-B. Pontalis. 1967. Vocabulaire de la psychanalyse. Presses Universitaires de France.
Lauru, D. 2001. « Le perpétuel inachèvement de l’énamoration ». In Tomber en amour, sous la dir. de D. Lauru, p. 13-30. coll. « Actualité de la psychanalyse », Érès.
Rougemont, D., de. 1961. Les mythes de l’amour. Gallimard, 317 p.
Rougemont, D., de. 1972. L’amour et l’Occident. Plon, 316 p.
Rey-Debove, J. et A. Rey (dir.) 2003. Le Petit Robert: Dictionnaire de la langue française. Sous « amoureux » et sous « passion ».