L’anxiété de ré-engloutissement : une conception du trouble de désir sexuel chez la femme
Joanne Lépine
Pour citer cet article : Lépine, J. 2008. « L’anxiété de ré-engloutissement : une conception du trouble de désir sexuel chez la femme », Revue internationale de sexoanalyse, no 2, en ligne <revue.sexoanalyse.com>
« Nous n’en finissons pas de répudier ce qui demeure
en nous de l’empreinte maternelle »
André Green, 1997
Introduction
D’une manière évidente, les besoins fusionnels du nouveau-né sont liés à sa position de vulnérabilité et de dépendance à son environnement. À mesure que le poupon grandit, les besoins d’individuation qu’il manifeste encouragent à la découverte de son monde. L’expérimentation subjective qu’il en fera favorisera ainsi son développement. Si un individu présente d’importants besoins fusionnels, il craindra de s’éloigner de l’autre (l’objet d’amour, la mère) et d’être abandonné par l’autre. En effet, plus les besoins fusionnels sont intenses, plus il découle une anxiété d’individuation et une anxiété d’abandon. Malheureusement, ne jamais s’éloigner de l’autre porte un risque, celui de perdre son identité en devenant comme l’autre ou sous l’emprise de l’autre. Chez l’enfant, toute re-fusion à la mère serait susceptible de provoquer une anxiété de réengloutissement. « L’anxiété de ré-engloutissement est définie par la peur de régresser au stade symbiotique et de perdre son identité personnelle ». (Crépault, 1986, p. 156).
Nombreux, sont les facteurs qui influencent le degré des besoins fusionnels et d’individuation. Le sexe de l’enfant en est un. En effet, le rapport avec la fusion ne trouve pas le même écho chez le garçon et chez la fille.
Du côté des garçons…
Pour le garçon, la masculinisation exige une activation des besoins d’individuation afin de se défaire de la féminité primaire. Pour protéger sa virilité, il doit changer d’objet d’identification et s’éloigner de la mère. Cet éloignement implique inéluctablement une mise à l’écart de ses besoins fusionnels. Cette mise à l’écart protège à la fois son identité sexuelle et son identité personnelle . L’enfant garçon, pour se départir de la féminité primaire, doit faire le deuil d’une partie des besoins fusionnels envers sa mère. L’acquisition de l’identité de genre serait donc plus difficile chez le garçon ; n’étant pas du même sexe que sa mère, la masculinisation reste un construit secondaire et porte en soi le risque d’être contaminé par le féminin (mère). Ce n’est qu’après plusieurs essais d’éloignement et de rapprochement que les anxiétés d’abandon et de réengloutissement pourront s’atténuer. La résolution du complexe fusionnel permettra au garçon de s’individualiser sans craindre d’être abandonné par la mère et à l’homme d’établir un lien affectif avec la femme sans craindre de perdre sa liberté et son identité.
Puisque les besoins d’individuation chez l’homme sont favorables à la protection de son identité sexuelle, en revanche la fusion la menace. Le clivage entre génitalité et affectivité, commun à l’adolescence, permet au garçon de conserver son excitation sexuelle, sans risquer « l’envahissement du féminin ». Ce surinvestissement de la génitalité servirait à protéger l’identité sexuelle masculine. L’intérêt pour sa spécificité phallique facilite l’investissement érotique de la femme tout en éclipsant les risques de féminisation. Depuis la publication de « Protoféminité et développement sexuel » (Crépault, 1986), la sexoanalyse supporte l’hypothèse que l’anxiété de réengloutissement est plus impérieuse chez l’homme. Cette anxiété serait responsable de sa plus grande difficulté à investir l’intimité avec la femme. Certains hommes ne parviennent pas à établir une intimité affective de peur d’être réengloutis par la femme et de perdre leur liberté et leur individualité.
Du côté des filles…
La fusion avec la mère n’est pas une menace à la féminité. Puisqu’elle n’a pas à changer de modèle identificatoire pour consolider son identité de genre, l’anxiété de réengloutissement chez la femme ne vient pas, comme chez l’homme, de la menace de perdre son identité sexuelle. Simplement, elle sera une femme, comme sa mère. En l’absence de risque de « contamination intersexuelle », la gestion des besoins fusionnels serait moins ardue pour la fille. Cela explique qu’en général, les femmes s’engagent avec plus d’aisance que les hommes dans un rapport d’intimité affective (Crépault, 1997).
La féminisation est une destinée qui entraîne toutefois une mise en veilleuse des besoins d’individuation. Chez la fille, les besoins fusionnels n’étant pas menaçants à la genralité, l’individuation serait facultative. Ainsi, nous pouvons supposer que la femme aurait une plus grande tolérance que l’homme à la fusion. En contrepartie, son anxiété d’abandon serait plus importante. Crépault (1997) constate que la fille fusionnelle sera moins tentée de quitter la féminité.
Toutefois, la fille, n’ayant pas à protéger son identité sexuelle, peut craindre une menace pire : celle d’être réengloutie et d’y perdre son identité personnelle. C’est donc que la fusion à la mère, aussi réconfortante soit-elle, comporte un risque : celui d’y perdre son altérité. Bien que l’identité sexuelle de la fille soit plus solide que celle du garçon, la menace de perdre l’identité personnelle serait considérable chez la fille si la dé-fusion d’avec la mère est irréalisable. Pour le garçon, l’investissement de sa spécificité génitale lui permet donc de s’éloigner de la mère et l’encourage à préserver son l’identité genrale. Du même coup, il protège son identité personnelle. Malgré la reconnaissance du risque élevé de perdre son « moi » dans le rapport avec la mère (Crépault, 1986), l’anxiété de réengloutissement chez la femme a reçu peu d’attention en sexoanalyse. Comment la fille peut-elle mettre à l’abri son identité personnelle? L’expression de la sexualité de la femme serait-elle favorable à la protéger de l’engloutissement?
Mon questionnement sur l’influence de l’anxiété de réengloutissement chez la femme est apparu à partir de l’exploration des fantasmes de femmes qui ont consulté pour un trouble du désir sexuel secondaire. Les femmes étudiées ont des fantasmes mais pas de désir sexuel. Que dévoilent donc les fantasmes sexuels de ces femmes qui présentent un trouble de désir ? Elles ont éveillé mon intérêt sur l’anxiété de réengloutissement, généralement reconnue par la sexoanalyse comme étant liée à l’homme.
C’est donc à partir d’une analyse rétrospective de cinq dossiers de femmes1 que je me risque à élaborer de nouvelles pistes de compréhension sexoanalytiques du trouble de désir sexuel féminin. Mais jetons d’abord un bref regard sur la littérature sexologique.
Effet de la fusion mère-fille sur la sexualité féminine : études et questionnement.
Les études de cas de vaginisme témoignent de l’importance du détachement maternel pour vivre une sexualité féminine investie (Harrison, 1996). La vaginique, généralement « femme-enfant » et souvent phobique, serait fusionnelle, mais avec la « mère promise » (Crépault,1997, p. 238). La fusion réelle ou souhaitée avec la mère aurait un impact négatif sur la sexualité de la fille. La vaginique, pour protéger son lien avec la mère, serait moins sexuelle. Les études suggèrent que cette fusion ardemment souhaitée est un élément inhibiteur de la sexualité génitale. Les pulsions d’individuation annihilées rendent-elles plus difficile l’éclosion de la sexualité génitale chez la fille ? La fermeture vaginale serait-elle une protection contre l’envahissement, contrepartie inconsciente de la force des besoins fusionnels?
L’approche cognitivo-comportementale démontre que la passivité est fortement reliée au trouble de désir sexuel. Les femmes ayant une baisse du désir sont plus enclines à accepter les invitations de leurs partenaires pour éviter de les blesser et pour combler un sentiment d’obligation conjugale (Stuart et all. 1987). Mais d’où provient ce sentiment « d’obligation conjugale » et cette « peur de blesser » ? La peur de blesser l’autre ne cache-t-elle pas le pouvoir de le faire ? Avec le sentiment que l’autre est plus fragile que soi? Si la femme craint de « blesser l’homme », c’est qu’elle ne retrouve pas en lui la force masculine sur laquelle elle peut s’appuyer pour s’exciter. L’excitation de la majorité des femmes tient au sentiment d’envoûtement et de sécurité que procure la force masculine. La plupart des femmes sont excitées par une soumission non perverse, c’est-à-dire à la puissance virile pénétrante, « remplissante » et sécurisante (Crépault, 2007, p. 54).
La littérature traditionnelle sur le désir sexuel féminin indique que les femmes sont fortement influencées par la satisfaction conjugale. Ainsi, les femmes insatisfaites de leurs rapports avec le conjoint éprouveraient moins désir sexuel. Trudel et ses collaborateurs (2003) ont recensé dans la littérature des variables cognitives et individuelles influentes dans le trouble du désir sexuel. La non-utilisation des fantasmes sexuels est une des variables les plus influente.
Les fantasmes sexuels de femmes qui consultent pour un trouble du désir sexuel ont pourtant retenu mon attention. L’exploration des fantasmes sexuels de cinq femmes m’a permis de déterminer leurs significations, en plus de mettre en relief des indices sur la présence de l’anxiété de réengloutissement. Voici un tableau des fantasmes et de leur symbolique chez ces femmes ayant consulté pour un trouble du désir sexuel secondaire.
Tableau 1
Les fantasmes sexuels des sujets et leur symbolique
CONTENU
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SYMBOLIQUE
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Fantasmes de « soumission »
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Souhait que l’autre soi plus fort qu’elle. Ce qu’elle ne ressent pas dans son rapport avec le conjoint. |
Coït à tergo
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En opposition à la position du missionnaire ou le regard de l’autre exige un lien d‘exclusivité, donc de responsabilité de l’autre. |
Se faire surprendre et être pénétrée | Ne veut pas être responsable du plaisir de l’autre. Elle souhaite que l’autre assume totalement sa pulsion, sans hésitation. La capacité d’affirmation de l’autre est érotisée. |
Orgies avec plus d’un homme.
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Se sent attirante, désirée par plusieurs hommes mais sans lien d’exclusivité. |
Une femme à genoux lui fait une fellation sur un pénis d’emprunt. | Être femme, mais être désirée par une femme pour son côté mâle. |
Genèse de l’individuation féminine et de l’anxiété de réengloutissement
Chez les femmes étudiées, la fusion à l’autre, bien que désirée, aurait été difficile dans l’enfance. Soit parce que la mère était trop fragile, immature, égocentrique, ou dépressive ; la réponse aux besoins de fusion était insatisfaisante. Pour survivre, elles n’ont eu d’autre choix que de faire très tôt le deuil de la fusion. Ici, l’individuation n’était pas encouragée mais nécessaire et obligatoire. De leur cheminement, elles éprouvent une fierté à être autonomes. Les carences de maternage auraient provoqué chez elles une propension à s’individualiser, favorisant ainsi l’éclosion des composantes reconnues socialement comme étant plus masculines. Crépault observe que plus la fille a des besoins d’individuation, plus son désir de masculinisation sera accentué. Poussée à s’individualiser, la femme moderne doit déployer une agressivité d’affirmation. « Sur ce plan, l’écart entre les sexes a tendance à s’amenuiser » (Crépault, 1997, p. 62). Pour survivre, les femmes étudiées ont donc développé des pulsions d’individuation en adoptant des composantes masculines. Je tiens à aviser le lecteur que mes observations cliniques ne me permettent pas de comparer l’imaginaire érotique de femmes qui se sont individualisées par obligation à celles qui ont été encouragées à le faire. J’émets l’hypothèse qu’en présence de fortes pulsions d’individuation, les anxiétés de réengloutissement sont plus marquées, et ce, sans distinction du genre.
Le partenaire comme facteur d’entretien de l’anxiété de réengloutissement : du fusionnel sécurisant au fusionnel engloutissant
Dans la dynamique d’un couple, il est probable qu’un individu fusionnel risque plus facilement d’attiser l’anxiété de réengloutissement chez l’autre. Chez les femmes étudiées, l’homme fusionnel aurait eu une fonction rassurante au moment de la formation du couple. Lorsque le conjoint exprimait ses besoins affectifs au début de leur union, il sécurisait la femme. Après quelque temps, détectant les anxiétés d’abandon de leur partenaire, ces femmes ont éteint leurs propres pulsions sexuelles, leurs fantasmes et leur créativité érotique, par loyauté. Une manière pour elles de protéger les besoins fusionnels du conjoint. En conséquence, au fil du temps, l’imaginaire sexuel de la femme s’éteint, les fantasmes disparaissent et le désir est affecté2. Le conjoint fusionnel devenant inquiet de la perte du désir de sa partenaire, intensifie ses avances sexuelles, mais se trouve confronté à l’absence de réceptivité chez sa partenaire. Les demandes répétitives ont provoqué chez les sujets étudiés le sentiment d’être envahie; d’étouffer. Si la sexualité est une sphère d’individuation pour les deux sexes, il semble que les pulsions d’individuation exprimées par la génitalité seraient plus culpabilisantes chez la femme. Coupable d’avoir induit des anxiétés d’abandon chez son conjoint, la femme se madonise. Le complexe madone et anti-madone se superpose donc à l’anxiété d’abandon chez le conjoint; il craint d’être abandonné par sa partenaire sexuelle (l’anti-madone). Or, la reconstitution anaclitique chez l’homme fusionnel provoquerait davantage chez la femme des sentiments d’obligations et la peur de le blesser.
Mes impressions cliniques me portent à croire que l’identité personnelle de la femme est menacée lorsque, dans son lien d’intimité avec l’homme, les pulsions d’individuation deviennent égodystones, culpabilisantes. La culpabilité liée aux pulsions d’individuation, inscrite dans l’imaginaire de la femme, encouragerait ainsi une « madonisation ». Citons l’exemple de Diane qui utilisait le fantasme de faire l’amour avec trois hommes. Elle a constaté la disparition progressive de ce fantasme depuis qu’elle sent son conjoint dépendant d’elle. Elle dira « Je me sens coupable d’être sexuelle … . On dirait que mes fantasmes sont mes rêves d’aventure, où je m’amuse et prend mon plaisir sans me soucier de l’autre, mais maintenant je n’ai pas le droit de m’éloigner de lui…Sinon, il s’écroulera».
Le degré de féminité et l’anxiété de réengloutissement
Selon mes observations cliniques, les femmes qui souffrent d’anxiété de réengloutissement auraient donc d’importantes composantes masculines dans l’imaginaire. Dans la réalité, elles sont d’allure féminine. À première vue, elles sont élégantes et séduisantes. Elles se perçoivent sexuelles, elles sont actives, créatives, voir même pénétrantes dans leurs fantasmes. Chez ces femmes, le fantasme aurait une double fonction : une complétive et une défensive. En s’imaginant dans un contexte sexuel, elles s’approprient des composantes masculines (intrusives, directives…) qui favorisent l’individuation. Symboliquement, pour elles, la fusion à l’autre renvoie à la fusion avec une mère fragile et infantile, créant ainsi de fortes anxiétés de réengloutissement et mènerait à la dépersonnalisation. La femme, dans son fantasme, se posant plus masculine, maîtrise la situation, devient la femme forte en se désidentifiant de la mère victime et fragile. L’attitude masculine fantasmée par ces femmes rejoint les observations de Crépault (1986) : « La fille peut aussi se masculiniser afin de ne pas partager l’insécurité et la névrose de la mère » (p. 56). Parfois chez certaines femmes, la seule idée d’être prise en charge fait monter une angoisse profonde : celle d’entrer en contact avec leurs besoins fusionnels archaïques. L’attitude masculine fantasmée est un mécanisme de compensation qui supplée aux insuffisances du réel ; le rêve de la fusion étant inaccessible depuis longtemps. En étant « pénétrantes », « contrôlantes » et « intrusives », ces femmes évitent l’envahissement par le conjoint souvent choisi au départ pour ses composantes « féminines ». Au premier niveau, l’homme féminin serait plus rassurant. Au deuxième niveau, il comble le creux de mère. Mais à un niveau plus profond, la dépendance du conjoint ravive les anxiétés archaïques laissées par une mère fragile, incapable de rassurer l’enfant. Freud avait remarqué que de nombreuses femmes épousent des substituts maternels envers lesquels elles sont ambivalentes. Cette compulsion de répétition permet de maîtriser la situation infantile traumatisante et de vivre activement ce qui a été subi passivement dans la relation avec la mère.
L’imaginaire sexuel féminin pourvu de composantes masculines apaiserait dans l’intimité sexuelle l’anxiété de réengloutissement. L’exploration de l’imaginaire tend à démontrer qu’avec un conjoint-semblable-à-sa-mère-fragile, la femme s’unit à lui en étant « masculine » sans craindre de revivre les anxiétés de la relation mère-enfant. Ce mécanisme constitue un compromis entre la culpabilité liée à l’interdiction morale de la rupture avec l’autre (défusion) et la recherche de son propre plaisir.
L’anxiété de ré-engloutissement chez la femme: du refus d’engloutir à la crainte d’être engloutie
Des femmes fusionnelles souhaitent « aspirer » l’homme en elle et qu’ainsi il ne la quitte jamais. Ultimement, la relation sexuelle ne serait plus nécessaire pour s’approcher de l’autre puisque l’autre serait à l’intérieur d’elle. Cette manière détournée de recréer l’unité duelle primitive s’apparente au désir de grossesses chez l’adolescente (Lemay, 2004 ; Waters et al.,1997).
Chez la femme qui présente un trouble du désir, l’anxiété de réengloutissement aurait deux facettes. La première renvoie au refus d’engloutir l’autre et s’exprimerait par la crainte que l’autre perde son individualité en elle. Engloutir l’autre ne serait pas un besoin mais une menace. Engloutir l’autre c’est lui faire perdre son altérité et en être responsable. Éventualité qui réfère à la situation traumatisante de la relation maternelle : la mère dépourvue de son altérité n’avait rien de rassurant. Ces femmes sont à l’opposé des femmes fusionnelles « aspirantes » dont j’ai parlé précédemment.
La seconde face de l’anxiété de réengloutissement renvoie à la peur de se faire siphonner symboliquement par le pénis « vidant », « drainant », donc sans puissance… En cela la femme craint d’être tétée pas le conjoint dépendant, représentant symbolique de la mère « demandante ». Un pénis assoiffé, ne possédant pas les attributs virils du père fort et autonome, induit la fusion symbolique avec l’imago maternelle fragile, et menace l’identité personnelle de la femme. L’intimité avec un pénis dépouillé de sa puissance risque d’envahir la femme. Ainsi, dans la réalité, mettre l’autre sexuellement à distance permettrait à la femme de conserver son altérité. Historiquement, c’est en s’individualisant qu’elle a pu échapper au danger de devenir une femme « vidée » par sa mère.
Au moment de leur démarche thérapeutique, plusieurs femmes ont la nette impression qu’émotivement, le conjoint dépend d’elle. Quand les demandes sexuelles pullulent, elles sentent la fusion menaçante et craignant l’envahissement, alors elles s’éloignent. Plus elles s’éloignent, plus les conjoints cherchent à combler leurs besoins de fusion à travers l’intimité sexuelle. L’anxiété de réengloutissement chez la femme pourrait donc s’exprimer par la mise à distance du conjoint fusionnel. Le trouble du désir sexuel féminin permet ainsi une protection contre l’anxiété de réengloutissement.
Le passage obligÉ par le masculin pour revenir au féminin
L’impossibilité de s’éloigner d’une mère risquerait d’anéantir les pulsions d’individuation autant chez le garçon que chez la fille. S’individualiser c’est prendre des risques, s’aventurer dans des mondes inconnus, c’est s’affranchir de ses peurs. Le père serait donc, autant pour le garçon que pour la fille, le représentant de « l’inconnu ». S’en approcher permet d’apprivoiser la différence. Ce serait encore plus vrai pour la fille : elle quitte le pareil (le féminin) pour le différent (le masculin). Sans quoi la fille risque de rester au stade d’enfant asexuée si la mère est accaparante et la fille accaparée. « La fille a besoin du père pour se défusionner de sa mère. L’identification au père ne tend pas à la fusion comme dans le cas de l’identification primaire avec la mère, mais plutôt à l’appropriation de certains éléments de sa puissance ». (Crépault 1986, p. 58-59).
Le lien au père est un tremplin pour l’actualisation des besoins d’individuation. Il activerait les besoins d’exploration du monde tout en apaisant les anxiétés de masculinitude chez le garçon et les anxiétés de réengloutissement chez la fille. Autrement dit, en se rapprochant du père, le garçon se charge de virilité et confirme sa masculinité alors la fille garnie de cette virilité rassurante pourra quitter la mère, s’en distinguer et forger son identité personnelle. Un bon père permettrait donc d’établir une fusion individualisante (puisqu’il ne menace pas l’identité personnelle) plutôt qu’une fusion engloutissante.
Chez la femme, la menace de l’engloutissement dans un lien d’intimité avec l’homme peut donc trouver son origine des besoins fusionnels de la mère réelle. L’imago maternelle d’une mère dépressive par exemple, sous-entend qu’elle pourrait ne pas survivre sans que sa fille en ait la charge. La fille devenant la mère de sa mère met obligatoirement ses besoins fusionnels en veilleuse. Les femmes étudiées considèrent qu’elles n’avaient d’autre choix que se masculiniser si elle ne voulaient pas sombrer à leur tour. Pour investir l’intimité sexuelle, c’est en se « masculinisant » que ces femmes ont construit leur identité sexuelle. Bénéficiant d’un mode de sexualité masculine, elles femmes ont atténué les anxiétés inhérentes au complexe fusionnel.
LE PORTRAIT de Maude
L’histoire de Maude est une évocation à l’image des femmes qui se présentent en clinique pour un trouble du désir secondaire associé à l’anxiété de réengloutissement. Les caractéristiques décrites sont un amalgame des femmes étudiées. Elles devraient permettre au lecteur de mieux saisir le rôle de l’anxiété de réengloutissement sur la sexualité féminine.
Maude est une jolie femme qui consulte pour un trouble de désir secondaire présent depuis cinq ans.
Dans sa famille d’origine Maude a « perdu » son père. Il a quitté le pays pour un contrat de travail, alors qu’elle était au début de l’adolescence. Son père n’est jamais revenu vivre à la maison. Il a refait sa vie à l’étranger. C’est un homme qu’elle admire. Elle a vécu avec une mère dépressive et inconsolable devenue incapable de parenter ses trois enfants. En parlant de sa mère, elle dira : « je ne savais plus que faire pour l’aider et je me sentais responsable d’elle ». Après le départ du père, Maude a pris en charge des tâches familiales. Aujourd’hui après plusieurs années de vie de couple, elle a le sentiment d’avoir toujours été en charge de tout, responsable de tout et ce depuis le départ du père. Elle présume que, comme sa propre mère, son conjoint est dépendant d’elle.
Maude est d’allure franchement féminine, mais se sentait, jusqu’à récemment, plutôt masculine. Son histoire fantasmatique indique qu’au début de sa vie sexuelle active, elle a eu très longtemps des fantasmes d’orgies, où il y avait plusieurs hommes et une femme. Dans son fantasme, elle portait le pénis et se faisait faire une fellation. Ce fantasme d’orgie serait disparu pour laisser place à celui d’un couple uni faisant l’amour tendrement. L’apparition de ce fantasme qu’elle juge « moins vulgaire » coïncide avec son premier accouchement. Depuis cet accouchement, lors de ses rares activités de masturbation, elle crée un scénario sexuel romantique avec un homme qu’elle imagine fort, solide et qui serait en mesure de prendre soin d’elle.
Fantasmer une rencontre romantique avec son conjoint lui est impossible et l’effet est anti-érogénique. Elle craint l’envahissement, car elle le croit insatiable et risque la captivité si elle s’en approche. L’émergence des fantasmes romantiques où elle se perçoit plus féminine auprès d’un homme fort et comblant, crée toutefois une discontinuité marquante entre le réel et l’imaginaire. Dans l’imaginaire elle investie la fusion mais, avec un pénis qui comble, qui ne la vide pas. Dans la réalité, elle ne sent pas son partenaire chargé de force virile, rassurante et « remplissante ». À travers la romance fantasmée, elle touche aujourd’hui à ses besoins fusionnels longtemps refoulés. Au début de sa vie de couple, ses fantasmes étaient de type génital et anti-fusionnel. L’apparition du fantasme romantique, depuis l’accouchement, aurait fait surgir l’anxiété de réengloutissement devant son conjoint. Cette anxiété s’exprime dans la réalité, par une absence de désir relationnel. Elle peut pourtant « rêver » à d’autres hommes que son conjoint. L’état actuel de la relation la perturbe et elle a aussi l’impression qu’elle doit s’occuper de tout: « Il est mon troisième enfant. »
Au début de sa vie sexuelle, l’imaginaire érotique laisse entrevoir que l’appropriation du phallus par Maude ainsi que ses attitudes masculines la protégent de l’engloutissement par l’autre en favorisant la mise en veilleuse de ses besoins de fusion. Être «masculine» pour Maude permettait la récupération des attributs du père perdu. D’une certaine manière le père ressuscité en elle favorise le triomphe sur la situation. La récupération des composantes masculines permettait à la fois la fidélité et le détachement d’avec la mère. Mère qu’elle souhaitait aider, guérir, mais à laquelle elle refusait de s’identifier. Afin de devenir sexuelle, elle ne pouvait s’approprier le rôle passif lié à l’imago maternelle.
Une sexualité branchée sur une fantasmatique phallicisée lui permettait d’avoir une sexualité active, inventive et génitale. À un second niveau, avec son pénis d’emprunt, elle pouvait se fusionner en adoptant le rôle « masculin » pour sécuriser la mère. Au troisième niveau, porter le pénis lui permet d’éviter la dépression et la perte de son identité dans le rapport fusionnel avec une mère trop fragile pour combler les besoins de symbiose de sa fille. L’envie du pénis tel que décrite par Freud serait-elle une manière pour la femme de se protéger de l’anxiété de réengloutissement ? Comme le disait le philosophe Jacques Derrida (Cité par Claude Lévesque, 2002) « ce serait une manière de « ne pas avoir à choisir entre l’identification et la différenciation ». Si le rapport intime avec l’autre réactivait les traumatismes infantiles, il est de bon aloi d’utiliser des fantasmes adaptatifs. Les anxiétés ainsi diminuées, l’excitation est préservée et la vie sexuelle est possible. Sans son pénis imaginaire, elle aurait été incapable d’établir un lien d’intimité sexuelle avec un homme, de jouir, de se détacher de sa mère. En portant un pénis, elle pouvait s’exciter, vivre sa sexualité et l’intimité avec l’autre en évitant d’y perdre son identité personnelle.
Comment expliquer la mutation fantasmatique de Maude depuis la naissance des enfants ?
« Il n’y a pas de conflit significatif entre masculinité et paternité au même titre qu’il y en a un dans l’autre sexe parce que féminité et maternité comporte des enjeux sexuels, dans les deux cas, qui peuvent se contrarier »
André Green,1997
Il est probable que l’arrivée des enfants ait mis en place les conflits du complexe de la madone et de l’anti-madone. Mais en quoi la venue des enfants provoquerait la mutation fantasmatique ? Ma réflexion tient compte de l’interdépendance de l’histoire familiale de la femme, de son rôle de mère et de la relation avec le conjoint.
Dans son rapport avec ses enfants, Maude est une mère disponible et concernée. Consciente des souffrances vécues par un maternage incompétent, elle ne souhaite pas répéter l’histoire et désir transcender l’imago maternelle négatif. Dans son lien avec ses enfants, elle répare les blessures de sa relation avec sa propre mère. Toutefois, c’est ainsi, étant bonne mère, que cette femme risque d’être madonisée par le conjoint. L’attitude maternante précocement développée dans sa famille d’origine répond bien aux besoins du partenaire, de type fusionnel. L’homme fusionnel exprimerait plus aisément ses désirs avec la madone puisque l’anti-madone serait trop menaçante.
Depuis la venue des enfants, les demandes répétitives du conjoint pour avoir des rencontres sexuelles ont ravivé l’anxiété de réengloutissement de Maude. Depuis la maternité, se sentant plus vulnérable, les besoins de fusion de Maude sont devenus plus importants. Selon elle, son partenaire ne peut répondre à ses « nouveaux » besoins fusionnels. Pour pallier à son manque et préserver son moi sexuel, elle fantasme sur un homme qui ne risque pas de la « siphonner » dans la fusion qu’elle recherche. Ici nous sommes témoin de l’interdépendance entre les besoins de fusions et l’anxiété de réengloutissement ; les besoins fusionnels sont exprimés dans le fantasme mais dans la réalité, l’anxiété de réengloutissement s’exprime par l’absence de désir. Une apparente réclusion qui pourtant, protège son individualité, sa personnalité sexuelle.
Analyse et hypothèses de travail
Bien que l’analyse des fantasmes sexuels des femmes qui souffrent d’un trouble de désir sexuel secondaire soit riche d’information, l’analyse des fantasmes est insuffisante sans que d’autres déterminants soient étudiés et liés. L’histoire familiale et l’exploration fantasmatique permettent de détecter le degré des besoins d’individuation et d’anxiété de réengloutissement. Ainsi, nous dégageons des déterminants communs aux femmes qui présentent un trouble du désir sexuel secondaire et qui expriment de l’anxiété de réengloutissement. Ceux-ci sont présentés au tableau ci-dessous
Tableau 2
Déterminants communs aux femmes présentant un trouble de désir secondaire et exprimant une anxiété de réengloutissement
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Dans les dossiers étudiés, il semble que certaines situations réactiveraient l’anxiété de réengloutissement chez la femme et serait donc nuisibles au désir (tableau 3).
Tableau 3
Réactivateurs de l’anxiété de réengloutissement chez la femme
u Partenaire fusionnel u Diminution des activités professionnelles uEffritement du réseau social uGrossesse uIsolement dans le maternage uPulsions d’individuation égodystones uMaladie du conjoint (mentale et physique)
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Conclusion
L’exploration des fantasmes féminins et leurs significations met en relief le rôle de l’anxiété de réengloutissement dans la problématique du désir sexuel. Lorsque dans le fantasme, la femme quitte son rôle masculin pour investir un homme imaginaire, il y a discordance entre l’homme fantasmé et le conjoint réel. Le trouble de désir sexuel est en relation avec la perception (secondaire) que le conjoint est fusionnel et accaparant. Ainsi, les pulsions d’individuation deviennent culpabilisantes, menacent le conjoint, la survie du couple et/ou la famille. Bien que la femme soit généralement plus tolérante à la fusion que l’homme, si les besoins d’individuation ont été historiquement favorisés, l’anxiété de réengloutissement serait plus présente.
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Notes
- Les sujets sont des femmes hétérosexuelles, vivant en couple et sont âgées entre 23 et 46 ans. Elles consultent pour un trouble de désir sexuel à la Polyclinique médicale Concorde de Laval, Québec, Canada.
- Ce mécanisme d’extinction du fantasme rejoindrait les observations de Trudel et ses collaborateurs (2003).
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RÉRÉRENCES
Crépault, C. 1986. Protoféminité et développement sexuel. Essai sur l’ontogenèse sexuelle et ses vicissitudes. Presses de l’Université du Québec.
Crépault, C. 1997. La sexoanalyse : à la recherche de l’inconscient sexuel, Paris : Payot.
Crépault Claude. 2007. Les fantasmes, l’érotisme et la sexualité, Paris : Odile Jacob.
Green, A. 1997. Les chaînes d’Éros, Paris : Odile Jacob.
Harrison, C.M. 1996. « Le vaginisme », Contraception, Fertilité, Sexualité, vol 24, no 3, p. 223-228.
Lemay, M. 2004. « Carences primaires et facteurs de risque de dépression post-natale maternelle ». Prisme, no 44 p. 248-263.
Lévesque C. 2002. Par delà le féminin et le masculin. Série :la psychanalyse prise au mot. Paris : Aubier.
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